lachose 4
lachose 4
la chose / 4 - Je vous assure...
Mais ce fut au moment de sa crise (…) que je me crus la proie
de quelque animal sauvage qui ne s’apaiserait qu’en me dévorant.
Sade
Agrippine nous a envoyé cette lettre…
" Je vous assure que ma vie n'était plus tenable. Combien de fois ai-je eu à subir ses épouvantables caprices ? Comment ai-je pu si longtemps supporter sans broncher ses assauts imprévisibles effectués chaque fois dans l'intimité la plus révoltante du couple ? Mais jugez plutôt… Mon mari avait pris l'habitude d'opérer ainsi : vêtu de son chandail en gros lainage à carreaux et chaussé de ses pantoufles Smelflex dont les semelles en caoutchouc mousse doublées de crêpe lui garantissaient un effet de surprise total, il se postait derrière mon dos et, sans crier gare, me chatouillait violemment les aisselles en déposant avec fougue un baiser humide dans le creux de mon cou. Était-ce parce que je revêtais à l'époque des bas Stretch qui moulent la jambe comme un collant de danseuse en supprimant les plis disgracieux de la cheville, du creux du genou et de la base du mollet ? Était-ce parce que ma gaine Reinabel en tulle indémaillable quoique extensible dans les deux sens me moulait étroitement le corps ? Était-ce parce que pendant l'hiver, j'avais pris soin de combattre l'embonpoint en buvant tous les matins un grand verre de jus d'orange ? Quelles qu'en fussent les raisons exactes, il ne se passait pas un jour sans que, vêtu de sa “ television jacket ” et chaussé de ses pantoufles Smelflex, mon mari ne pénétrât par effraction dans la cuisine pour se glisser comme un voleur derrière mon dos. Comme s'il eût voulu me servir une de ces bonnes blagues dont les mâles sont si friands après le journal de vingt heures, il se mettait alors en devoir de me labourer la peau du dos avec son pouce en picorant avidement les petits grains de beauté que le Ciel a semés sur ma nuque ! Est-ce ma faute si j'aime à porter un béret basque en écossais, une toque en feutre beige noisette bordée d'astrakan, ou un bonnet turc de satin blanc un peu drapé sur le côté suivant la ligne du visage ? Est-ce un péché si je me pare de perles fantaisies et si j'ourle mes décolletés de petits bouts de fourrure ? Est-ce un crime si j'use d'accompagnateurs, comme l'écharpe de satin croisée en gilet ou la tunique à l'annamite ? Pourquoi fallait-il que je m'interdise absolument ces petits caprices de femme moderne heureuse de s'embellir, quand lui, vêtu d'un simple chandail en grosse laine et chaussé de ses éternelles pantoufles Smelflex, s’arrogeait le droit de balader à toute occasion un menton pointu et mal rasé derrière mes oreilles ? Je lui avais pourtant offert un Remington 60, le rasoir électrique le plus perfectionné et le plus rapide du monde, un outil de haute précision qui, si l'on en fait un usage régulier, vous apporte une surface de coupe inégalée... Mais qui parle de rasoir électrique quand le passe-temps favori de mon mari était de se glisser subrepticement derrière mon dos, de saisir avec emportement ma croupe et de me mordre sauvagement la nuque ? Un jour qu’il s'était posté derrière moi et qu'il s'apprêtait à enfoncer ses canines dans la veine qui saille drôlement le long de mon cou, le hasard voulut que mon mari, sans doute amusé par la surprise qu'il n'allait pas manquer de me causer, fut pris d'un gloussement irrépressible. Avant qu'il eût le temps de plaquer ses mains sur mes hanches sanglées dans un nouveau baleinage évitant tous bourrelets et plis disgracieux, je me retournai vivement et plongeai la lame de mon épluche-légumes dans sa gorge. La presse à sensation est pleine de ces époux soi-disant occis et avérés morts, mais qui, poussés par un formidable élan vital, se relèvent, époussettent leurs manches et vaquent un bon moment à leurs occupations avant de s'écrouler dans les bras d'une concierge ou d'un agent du gaz. Avant de rendre son âme au Diable, mon mari joua l'amorabaquine, se cramponnant longtemps au tronc d'un arbre d'appartement dont l'abondante frondaison lui tressait une couronne sur le front. Lorsque enfin la camarde s'entremit, je remontai mes manches, je l'entommai et le lavai abondamment à l'eau froide en prenant garde d'utiliser une passoire pour qu'il ne "trempe" pas. Je le jetai ensuite dans une casserole de belle taille contenant une grande quantité d'eau bouillante salée. Je veillai à ne pas couvrir et laissai cuir à gros bouillon. Attention ! c'est meilleur quand ce n'est pas trop cuit : chaque morceau doit se détacher naturellement, mais l'ensemble ne doit ni crever, ni former une pâte. Après dix minutes d'ébullition environ, je pris la précaution d'égoutter de temps en temps. Dès qu'il ne “ croqua ” plus, je le versai de nouveau dans une passoire pour égoutter et arrêter la cuisson. Ainsi était-il prêt pour être accommodé de mille manières. J'en ai fait des conserves. J'en ai même à la campagne. On n'a jamais trop de place pour faire des provisions pour l'hiver...
Texte JFP. Copyright © 2000 www.territoire3.org
dimanche 19 avril 2009
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