lachose 3
lachose 3
la chose / 3 - ce que dit le poulet
Dans la cuisine, debout devant la table, un jeune homme d’allure athlétique braque le pavillon de son oreille en direction d’un vieillard plongé dans la contemplation des entrailles d'un poulet :
- Attendez que je vous dise... voyons voir... que dit le cloaque ?... mmmh, oui, oui... le gras du cou ?... le foie ?... que dit le foie... et la rate ? mmmh, il semble qu'ils me fassent savoir que cela se passera le soir... oui, oui. C'est bien cela. C'est donc un soir que cela finira par arriver.Commençons par l’impératrice, si vous voulez bien.
Le jeune homme tapote nerveusement le coin de la table :
- Mais comment donc, faites, faites, faites, faites.
- Apprenez donc, jeune homme, poursuit le vieillard, que ce soir-là Agrippine fixera une fois de plus le poste de télévision non loin de notre vénéré Claude, lui-même effondré à l'autre bout du canapé du salon…
” … L’œil, l’œil, l’œil... mmmmmh .... que dit l’œil ?... l’œil dit que notre impératrice prendra garde à ne point laisser paraître sa mélancolie. Elle affichera, au contraire, une superbe indifférence à l'égard de son entourage composé de Claude, mais aussi de deux eunuques, d'un chien fidèle et d'une confidente muette, reléguée en bout de pièce, au coin, là-bas, derrière la tenture... Je soulève le voile ? ”
- Non, non, non, non. Ce n’est pas nécessaire. Au fait, je vous prie…
" S’il faut résumer... mmmh... je dirai que notre souveraine occupera strictement son royal temps à se limer les ongles... et ce, sans le moindre recours d'aucune manucure habituellement mandée à cette fin... ce qui en soit, est déjà le signe d'un grave désarroi... n'est ce pas ? ”
Le jeune homme, hausse les épaule, ouvre une bouche hérissée de dards puants mais très vite - la haine rentrée étant fille de la prudence calculatrice- ferme la bouche et hoche poliment la tête.
" ... Mmmh... Bon ! Reprend le vieillard, qu'ensuite notre Agrippine bien aimée aille jusqu'à peindre ses ongles en rouge ne serait point pour me surprendre. Malgré son âge avancé, notre impératrice a su rester coquette... mmmh... il se pourrait cependant qu'un magazine féminin lui encombrât les mains. Elle le feuillettera en tâchant de froisser à dessein ses pages glacées... une technique de déstabilisation qu'elle connaît bien et qu'elle utilise couramment depuis le jour de son mariage... il y a mmmmh... exactement… ”
- Au fait ! Au fait ! De grâce ! Honorable aruspice, s'impatiente le jeune homme dont le visage se tord et commence à se couvrir de prurits venimeux. La lecture de ce volatile est bien fastidieuse à mon goût ! Ce que je veux savoir, c'est simplement si -
“ Holà, holà jeune homme ! S'emporte le vieillard. Apprenez qu’il n’est point d'ordre ni de remontrance qu’un augure puisse recevoir de quiconque, fût-il, et je souligne, un possible futur empereur …
Le bouillonnant jeune homme lâche un pet de lave, ravale le feu de sa bouche et se regarde ostensiblement le bout des ongles qui sont bien plutôt des griffes, bien plutôt des serres terriblement crochues.
” Sachez, Ô impétueux, reprend le vieillard, que le sens vient toujours du détail… Vous comprenez ?
- Mille excuses, Ô sage devin, mignarde le jeune homme. Pardonnez ma hâte d'en savoir plus et poursuivez, s'il vous plaît, votre examen.
C'est pitié de voir un tel colosse s'écraser sans gloire aux pieds d'un vieux ratiocineur ! Ce dernier qui semble sortir d’une phase d’ahurissement ajuste sa robe et reprend, cette fois-ci en silence, l'exploration des tripes de l’animal. Longtemps ce n'est que bruits et clapotis avant que le devin ne consente à lever le front, pour déclarer :
" Je ne crois pas excessivement m'avancer en prédisant qu'un moment ou à un autre, Agrippine gagnera les cuisines... car notre souveraine a su rester gourmande... elle s'y fera ouvrir la porte du réfrigérateur et y picorera quelque morceau de viande froide... plus tard, elle se réfugiera dans son alcôve, s’attelant longuement à battre sa confidente…
” ... Mais comme le veulent les us et les coutumes de notre beau pays, Agrippine finira tôt ou tard par pénétrer de nouveau dans le salon. Elle laissera choir son royal séant sur le canapé et, rêvant de cavalcades, de tours sans fin et de rires entendus, elle fixera d'un œil morne l'écran de la télévision. ”
- Certes, certes, Ô devin. Mais, oserais-je vous demander ce que devient Claude dans tout cela ? hasarde le jeune homme.
" Jeunesse ! Éternelle jeunesse, im-pa-tiente jeunesse ! s’exclame le vieillard. Tant d'années d'épreuves devant elle et pourtant si pressée d'en finir ! ... Claude, si vous me laissiez le temps d'évoquer son nom, et les dieux me sont témoins du très grand respect que je lui porte, prétendra, comme à son habitude, se plonger dans un épais dossier technique, en affectant de mastiquer le fragment d'un maigre sandwich assujetti à sa main libre. Notre empereur n'est-il pas un travailleur infatigable connu et reconnu pour sa grande frugalité ? ”
- Certes, répond le jeune homme.
" Claude, poursuit le vieillard. Claude, Claude, Claude ? Invoque-t-il et ses yeux s'agrandissent. Le voici, Claude... si fin stratège qu'il aura élevé sur son flanc ouest une muraille de parapheurs posés sur la tranche, une habile manœuvre destinée à le protéger des incursions des pieds charmants de notre souveraine, qu'elle aura dissimulés sous un coussin à glands…
” ... Claude émettra des murmures entendus ... des froissements volontaires de pages ... des bruissements irrités de crayon cependant qu'il jettera des coups d’œil rapides sur sa femme. “
Le vieillard arrache une patte du volatile, l'inspecte, la dépose sur la table :
" Or, j’affirme à l'allure générale de ce pilon que chacun de ces micro événements n'aura cessé de se répéter depuis des mois... tous les soirs de la semaine, sans autre interruption que celle, ô combien momentanée et indépendante des volontés communes, des programmes de télévision... Je lis en outre que la paix du ménage aura longtemps tenu mari et femme côte à côte, chacun lisant dans les pensées de l’autre comme dans un livre ouvert, chacun s'accommodant de son silence, chacun se délectant à y puiser les raisons de le mieux secrètement haïr et de s'en préserver par la manifestation d'un mutisme chaque fois plus pesant, plus chargé de haine !
" Et puis un jour... le jour de la Sauterelle d'Orient plus précisément ... l’impératrice finira par se décider à rompre le silence. ”
- Pourquoi ce jour-là, ô honorable vieillard ? Demande le jeune homme, dont la bouche s’amollit étrangement. Pourquoi justement ce jour-là et non pas un autre jour ? Et pourquoi faut-il que ce soit l’impératrice et non mon père, Claude, qui prenne l'initiative et se décide enfin à rompre le silence ?
" Quoi, qu’est-ce que c’est ? S’exclame le vieillard avant de s’emporter de nouveau : Ah çà ! jeune présomptueux, c'en est trop ! Et pourquoi ci ! Et pourquoi ça ! Et gnagnagni ! Et gnagnagna ! En voilà des questions ! Si subites et inopportunes que j'en suis à me demander si je vais continuer à lire dans cette chose-là ! ”
Bras croisés, le vieillard attend.
Le jeune homme arbore un masque effroyable ; il gonfle, gonfle, ouvre la bouche qui devient gueule béante d’où six rangées de dents jaillissent. Un râle sourd et profond de Bête Immonde sort de sa poitrine perforée par mille lames de sabres. De son postérieur pousse une queue de carpe qui fouette, fouette sans trêve les remords tapis. Un formidable aileron haineux pousse dans son dos. Son squelette se ronge, s’enkyste, se torture de chocs aux bruits nets. Puis viens le grand soupir : une odeur de putréfaction envahit la pièce pour disparaître aussitôt dans le corridor de l’informulé. Soulagé, le jeune homme cherche alors dans sa bourse, en tire quelques pièces d’or qu’il fait tomber dans la main ouverte du vieillard. Ce dernier se hérisse encore, mais on sent que c’est de pure forme :
“ Ahum. Mille mercis, généreux prince... poursuivons donc... mais à l'avenir, j'entends ne pas être interrompu dans mon élan visionnaire. Sommes nous bien d'accord ? ”
- Nous sommes d'accord - d’autant que ma poche est vide, ô désormais riche vieillard, râlotte le jeune homme.
“ À la bonne heure. Revenons à notre poulet, reprend le vieillard. Où en étais-je ?... ah oui !... Ce soir-là, donc, après maintes réflexions, Agrippine se résoudra à aborder un sujet qui lui permettra de contester habilement les prétentions de son mari à ne juger la chose domestique que sous un jour bassement utilitaire. Serrant ses genoux contre son ventre, comme effrayée, déjà, par la portée de son acte, elle se tournera vers son époux et lancera :
- Et la bête, hein ? quand est-ce que tu vas finir par la sortir, la bête ?
" Bien que son dossier qu'il aura sur les genoux frémira de façon perceptible, Claude affectera un calme absolu : déposant son sandwich sur une assiette, il manipulera longuement sa calculette de poche en prétendant décrypter un tableau noir de chiffres
” … Surviendront quelques secondes de silence ... au cours desquelles l'empereur portera un résultat chiffré au bas d'une page à petits carreaux.
” Pendant ce temps, à mesure que sa chance d'obtenir une réponse de la part de son supposé interlocuteur s'amenuisera pour ne devenir en fin de compte qu'un sujet supplémentaire de discorde, Agrippine sentira son corps s'emplir d'une chaleur étrangement familière qui, colorant ses joues et gagnant sa gorge asséchée, conférera par la suite à sa voix un de ces timbres rauques un peu haletants qui annoncent invariablement l'éclatement d'une grosse colère rentrée.
” Mais avant de parler ... car sans conteste, elle voudra parler ... Agrippine cherchera autour d’elle quelque objet à tripoter, ses doigts se trouvant fort agacés par un brusque afflux de sang à leurs extrémités.
” Par bonheur le manche de bois d'un couteau de cuisine trônant près d'un saucisson à l'ail sur le plateau-repas déposé aux pieds de l’impératrice par l’un des eunuques leur fourniront un apaisement momentané.
” Claude, je te parle. Tu m'écoutes ? Insistera l’impératrice en pétrissant le manche du couteau comme un potier son pot.
” À ce nouvel énoncé, le rythme cardiaque de Claude s'accélérera de façon notoire. Les muscles de sa mâchoire se raidiront. Le peu de sang qui résidait encore sous la peau de ses pommettes disparaîtra. Ses pupilles se dilateront légèrement, ce qui lui fera bien involontairement sauter une ligne de commentaires statistiques, qu'il s'efforcera aussitôt de relire avec toute la force de concentration dont il se sentira capable. Il relira donc trois fois la phrase avant d'en comprendre les mots. Il oubliera les mots au moment d'attaquer la phrase suivante.
” Constatant qu'en définitive, Claude ne répond toujours pas (c'est l'énoncé qu'elle produira mentalement : en définitive, il ne répond toujours pas), Agrippine aspirera une profonde goulée d'air par les narines. Sa poitrine, déjà fort oppressée par toutes sortes de sentiments contradictoires, tressaillira sous l'effet de l'émotion :
- Parce que tu ne vas quand même pas attendre qu’elle pisse sur le tapis avant de te décider à la sortir, non ? TU M'ECOUTES QUAND JE TE PARLE ?
” C'est moins la première partie de l'énoncé que le tu m'écoutes quand je te parle, proprement éructé de l'autre bout du canapé en direction de l'infortuné Claude, qui lui fera enfin lever la tête de dessus la marée de chiffres dont il aura de toute façon cessé l'examen. Ce tu m'écoutes, quand je te parle possédera par ailleurs assez de force pour constituer aux yeux de notre empereur un acte notoirement belliqueux appelant des mesures de rétorsion immédiates telles que celles qui consistent à émettre des soupirs lourds, à prendre son crayon à témoin et à lancer d'une voix sifflante :
- Non mais tu tu ne v-vois pas que je suis en train de bo-bosser, non ? Non mais tu tu crois que j'ai le temps de me préoccuper d'une bête ?Non mais tu crois sérieusement que Tibérius Claudius Néro Drusus dit Claude 1er, empereur de Rome, pacificateur des Gaules, conquérant de la Bretagne, paterfamilias, prêtre tout puissant de la religion domestique, bref ! ton maître absolu, a le temps de se préoccuper d’un vu-vul-vulgaire toutou ?… TU TU VEUX QUE JE TE DISE : IL ME FAIT CHIER TON CHIEN !
” À ce dernier terme jeté en pâture au visage de sa femme, avec un impayable chuintement sur les “ ch ”, tant Claude sait à quel point l'obscénité réagit défavorablement sur sa femme, Agrippine éclatera en sanglots comme une figue grosse de suc soudain tombée de l'arbre :
- Alors on on peut même plus parler ? On peut plus rien dire ? On p-peut p-plus... balbutiera-t-elle.
” Excédé, Claude coupera là et, faisant crever la poche à rancœurs, s'échauffant à chaque mot, dira :
- Ecoute. Tu vas pas recommencer, hein ? T'es libre de faire c'que tu veux, non ? Alors qu'est ce que t'as avec cette histoire de chien, hein ? T'es t’es t’es t’es libre de faire ce que tu veux, non ? Je t'emmerde pas, là ? Alors qu'est ce que tu as avec cette ri-ridicule histoire de chien, hein ? Qu'est ce que tu cherches à prouver avec cette histoire de chien ? Tu peux me le dire ? Tu p-peux me le dire, espèce de, de, de -
” Agrippine bondira. Ses doigts se contracteront sur le manche du couteau de cuisine. Elle le brandira là-haut, bien au-dessus de sa tête et ”
- Et ?
" Et...
- Et ?
" Et la lame perforera l'épigastre. Elle s'enfoncera dans un abîme de chair et de sang... La douleur irradiera la poitrine, puis remontera en une brûlure presque irréelle jusqu'au bord des lèvres.
- C'est affreux !
" Ah, mon prince ! Le mot est bien faible ! Mais laissons à notre infortuné empereur le soin de juger de l'impression qu'il ressentira alors avant de renaître sous la forme d’une fourmi : tel bris dur, étranger, qui soudain fait place entre les côtes en fouaillant les viscères comme un soc au labour ! Laissons cela, vous dis-je. J'aurais peur d'outrepasser mon rôle de simple intermédiaire entre l'homme et les Dieux…
- Et Agrippine ?
- Agrippine ? Elle restera là, comme pétrifiée devant cette forme tâchée qui se débattra, déglutira un manche en bois et finira par s'enrouler dans le beau tapis du salon en se collant aux feuilles volantes des parapheurs comme le gigot au journal du boucher, avec dans les yeux l'air incrédule de l'automobiliste après l'accident. ”.
Le vieil homme, manifestement épuisé, se tourne alors vers le jeune homme :
" Voilà, mon prince. Voilà comment je vois le début de votre règne sanglant. ”
Texte JFP, image NP. Copyright © 2000 www.territoire3.org
samedi 18 avril 2009
collage tiré de l’album d’images In heaven (2000)