Nº1855

SEMAINE DU JEUDI 25 MAI 2000

 

Le Nouvel Observateur



Des romanciers français en colère

Contre la mondialisation


Ils s’appellent François Emmanuel, Jean-François Paillard, Daniel Pennac, Jacques Tardi, Michel Crespy, Yves Pagès. Ils dénoncent, dans leurs romans, les méfaits du libéralisme et l’horreur économique. Portrait de groupe


José passe ses journées dans un Pluto synthétique à Disneyland Paris. Ancien chômeur, il étouffe là-dedans à 35 francs l’heure. Pierre, 17 ans, souffre d’une insuffisance cardiaque. En CDD dans une brasserie de province, il est mis à pied après trois semaines d’hospitalisation. Ancien cadre supérieur, Jérôme est au chômage. Il est sélectionné par des chasseurs de têtes, et doit faire la preuve, avec d’autres candidats, de ses capacités: prêts à tout pour décrocher un emploi, ils finissent par s’entre-tuer. Un clodo, Hubert, s’enferme dans une cage du jardin des Plantes, offrant aux animaux captifs l’étrange spectacle de la misère humaine. Sur une pancarte, il a écrit: «Homo sapiens. Chômeur. Europe.» Quelques jours plus tard, la cage est vide. Hubert s’est pendu.
Qu’ont donc à voir tous ces êtres dont l’entreprise a saccagé la vie? D’être des personnages de fiction. Après avoir longtemps snobé le monde du travail, la littérature et le cinéma retrouvent enfin le chemin des usines, et le talent de la contestation. Des artistes en lutte s’insurgent ainsi contre le sacre de l’empereur Libéralisme Ier, et demandent des comptes à tous ceux qui tiennent le manche et ne se privent pas de cogner. Dans «la Question humaine» (lire aussi l’article de Jérôme Garcin dans le «N. O.» no1835), la direction d’un groupe allemand soupçonne Mathias Jüst, le patron de l’une de ses filiales, de perdre les pédales. Un psychologue industriel, attaché à la direction des ressources humaines, reçoit pour mission d’évaluer la nature de ses troubles. Parfois, des mots d’allemand lui échappent, comme un docteur Folamour dont les saluts à Hitler trahissaient le nazi sous la défroque du savant. Hanté par le souvenir du génocide, dont son père fut l’un des maîtres d’oeuvre, Mathias Jüst voit dans la restructuration qu’il a conduite au sein de son entreprise comme un post-scriptum à la solution finale. Bientôt, les mots se mélangent dans le délire verbal où son esprit s’égare: reconversion, délocalisation, licenciement, et ceux-là par lesquels on sélectionnait les juifs pour la mort ou le travail: «Links, links, rechts, links.»



Auschwitz fut-il le camp d’entraînement du libéralisme avancé? Les nazis, raconte François Emmanuel, parlaient objectifs, rendement, productivité, et tenaient les juifs pour une simple «marchandise» qu’ils avaient pour mission d’acheminer vers les supermarchés de la mort. On tuait à la chaîne; aujourd’hui, travaille-t-on dans des camps? Jean-François Paillard le prétend: ancien des Presses de la Cité, il a successivement participé à la restructuration de son entreprise, démissionné de ses fonctions, intégré un nouveau groupe, été limogé de celui-ci. Dans son premier roman, «Animos», il raconte le calvaire d’hommes à têtes d’animaux dont on recycle la chair dans d’immenses usines, comme cette «Unité de retraitement des Champs de la mort de Lepz» dont le héros est l’un des hérissons dirigeants. Le samedi, Patrick se rend à «l’Intermastodont» pour y faire ses emplettes. Il mène, sur le «site Pornoclash», une double vie de chair et de guerre, dispose d’un personnel de maison «au pedigree pur» et, pour la «mission à haut challenge» qu’il effectue, perçoit une confortable rémunération: «Au titre d’incentives, je touche chaque année un bon paquet de stock-options.» Seule ombre au tableau: cet «auxiliaire docile du mégamarché» travaille à «l’Horreur en direct», soit à la transformation de sous-hommes en charcuterie bon marché. Ainsi le libéralisme mène-t-il, pour Paillard, à l’exploitation finale de l’homme par l’homme, à la saucisse et au pâté.



Ancien directeur des ressources humaines, Jean-François Paillard se reconnaîtra-t-il dans le cynique Hubert Lahache de la nouvelle BD de Daniel Pennac et Jacques Tardi (lire aussi l’article d’Anne Crignon dans le «N. O.» no1837)? Dans «la Débauche», Hubert s’enferme dans une cage du jardin des Plantes. Directeur des ressources humaines chez Katy Dog, il s’est déguisé en clodo et mange, derrière les barreaux, les aliments que sa société fabrique pour en augmenter la vente. Dédiée «aux virés, aux lourdés, aux éjectés, aux dégraissés, aux restructurés, aux fusionnés, aux mondialisés, bref à tous ceux qui se retrouvent sur le carreau», la BD de Pennac et Tardi invite à «buter» les DRH, dans un appel au coup de boule qui, selon les auteurs, présente l’avantage de «soulager» le chômeur et de «justifier» son licenciement.

C’est sur les cabinets de recrutement que Michel Crespy, lui, tire à boulets rouges, dans l’efficace thriller qu’il publie aujourd’hui: au cours d’un séminaire organisé par un chasseur de têtes, des cadres supérieurs au chômage doivent simuler la gestion d’entreprises concurrentes. Trois équipes se disputent le contrôle du marché de l’hameçon, et rivalisent d’astuces pour faire mordre la poussière à l’adversaire. A court d’arguments, ces petits soldats de l’horreur économique sortent la Winchester. Le libéralisme, chez Crespy, est la continuation de la guerre par d’autres moyens.

Dans le premier film de Laurent Cantet, «Ressources humaines» (lire les articles de Fabrice Pliskin et Pascal Mérigeau dans le «N. O.» no1836), un jeune commercial de 22 ans, Frank Verdeau, est affecté lui aussi aux ressources humaines d’une entreprise où depuis trente ans son père s’échine au plus bas de l’échelle. Un jour, Frank découvre que la direction s’apprête à licencier douze personnes: à quelques années de la retraite, son père est de la charrette. Verdeau fils rejoint les camarades en grève avant de faire ses valises. «Ta place n’est pas ici, lui lance un ouvrier. Tu as raison de partir.» Réponse de l’ex-futur Ernest-Antoine Seillière reconverti en croisé de l’antilibéralisme: «Et toi, quand est-ce que tu pars? Elle est où ta place?»

La fiction, on le voit, s’est mise en bleu de travail. Elle dénonce la sacralisation du dieu Finance; l’enrichissement croissant d’un petit nombre de chefs d’entreprise indûment stock-optionnés; la paupérisation définitive de franges toujours plus grandes de la société; la marchandisation enfin de la vie humaine telle que Sylvain Jouty fut, dans «Les marchés sont fatigués», l’un des premiers à dénoncer. Elle montre, surtout, que le monde paysan n’est pas le seul à avoir, depuis trente ans, mis la clé sous la porte, emporté par un cataclysme économique autrement plus violent que la tempête de décembre: liquidés aussi, les acteurs héroïques de la modernisation industrielle, ces ouvriers qui, aujourd’hui, n’osent plus dire leur nom. C’est que l’économie actuelle s’acharne, explique Yves Pagès dans les courts et brillants récits de «Petites Natures mortes au travail», à faire disparaître «la trace obscène du labeur». Le travail, c’est l’absenté.

Ainsi Pagès invente-t-il, pour s’en moquer, de nouveaux emplois de service ou de proximité, tels que vantés par les gouvernements successifs, et qui sont l’opium du chômeur: «Plagistes pour aoûtiens solarisés», «goals volants jamais titularisés», «repasseuses de bras de chemise», «choristes remerciés par Johnny Hallyday», «externes d’urgences inhospitalières», «intermutants du spectacle», «thésards recyclés en notes de bas de page». Corvéables à merci, ces employés sont encore une épine dans le pied de l’entreprise moderne. Yves Pagès ne montre-t-il pas, citant l’exemple des nouvelles dactylos de Madagascar, de l’île Maurice ou du Maroc, que l’ambition ultime de l’économie libérale est de drainer toute la richesse en délocalisant tout le travail? Au moins nos nouveauxJosé Bové de la culture s’emploient-ils, avec les moyens du romanesque,à convoquer le capitalisme en assemblée extraordinaire, pour dire non à la mondialisation: si Marx et Mao sont au placard, Franz Kafka et George Orwell, eux, sont dans la rue.

DIDIER JACOB

«La Question humaine», par François Emmanuel, Stock, 112 p., 79 F. «Animos», par Jean-François Paillard, Editions du Rouergue, 480 p., 119 F. Du même auteur, «Guide du XXIe siècle», album de collages édité par l’auteur (06-75-12-35-18), non paginé, 120F. «La Débauche», par Tardi et Pennac, Gallimard/Futuropolis, 80 p., 93,50F. «Chasseurs de têtes», par Michel Crespy, Denoël, 380 p., 120F. «Petites Natures mortes au travail», par Yves Pagès, Verticales, 126 p., 85 F.


 

Didier Jacob
Le Nouvel Observateur

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