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Ainsi / 5


Ainsi rêver de cette scène étrange : j’étais accompagné d’un jeune homme à la bouche ensanglantée dont je savais qu’il était un expert en rêves. Sa présence à mes côtés authentifiait la réalité du rêve que je rêvais (prouvant ainsi que je savais que je rêvais ce rêve). Je savais que je voulais qu’un moustachu à cravate, mais sans menton, et qu’un homme sans visage appelé Hoover, tous deux se tenant par la main, assistassent à la scène.


Nous étions – où du moins j’étais, les autres individus étant résolus en silhouettes de bustes, en contre-plongées de mouvements difficiles à suivre, en froissements de costumes plissés au genoux et à la saignée du bras – nous étions, dis-je, en présence d’une machine que je sentais formidable.


Elle était à la fois complète et tout à fait incomplète, témoins ces trous qui s’ouvraient au milieu de mon ventre (il était empli de gros vers blanchâtres), dans ma joue (le trou découvrant une partie de ma dentition) et sur ma face (comme si mes narines, énormément dilatées, laissaient entrevoir l’intérieur de ma tête).


C’était quelque chose comme un paquebot échoué dans le désert, une île, une ville à demi ensablée, un cinématographe, une machine à décrire tout à fait cohérente, mais percée des trous de mon ventre, de ma joue et de mon nez.


Je désignai la machine du doigt au jeune homme dont la bouche crachait le sang - ou plutôt à son visage de chat dont je pressentais qu’à ses yeux de biche, il s’agissait d’un proche : mais tandis que Franz Kafka souriait, sa tête de bellâtre au front bas et aux yeux cernés de noir devenait celle, tout à fait rose et molle et chauve, à triple mentonnière et trous de pine derrière d’épaisses besicles, de Walter Benjamin.


L’homme, penché sur ses chaussures petites et cirées, me convainquait sans problème, d’une voix douce, mais rentrée, pète sec, sans aucune hésitation, comme à livre ouvert, empruntant le phrasé de cet ami germanophone rencontré vingt ans plus tôt à la Sorbonne et qui m’avait tant impressionné, qu’il s’agissait bien de littérature.


Ou plutôt de vergleichende literaturwissenschaft, me disait-il, ses mains manipulant un train électrique, son menton bizarrement plongé dans son col empesé, d’où s’échappait quelque chose comme mein freund bringt mich um den verstand, l’ensemble présentant un tableau absolument évident de toutes ces choses que je m’entête à faire sortir sans grand succès depuis l’enfance.


Mais forcément incomplet, troué, me disait-il, schwarzes löcher, insuffisant, unvollständig, à jamais inachevé, unvollendet et pour tout dire incompréhensible au plus grand nombre, tout simplement par manque de temps, me disait-il, parce que d’autres choses, nicht viel, aber wichtig, impossibles à différer plus longtemps, s’interposaient sans cesse, empêchant quiconque de faire aboutir le projet.


Le jeune homme au visage mince, à la bouche ensanglantée, tirait des lambeaux de peau de mes joues en riant, la colle faisait adhérer au sol nos souliers, mon corps gonflé devenait bien trop grand pour la petite pièce dans laquelle nous nous trouvions tous les trois. Je sentais que quelque chose d’épouvantable allait se passer. Je sentais que la réponse, enfin, allait m’être donnée. Au point que je compris très vite que le moment était venu de me réveiller.


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Texte et photographie Jean-François Paillard © nov. 2010


Voir aussi :


> étrange liberté...

> ainsi /1

> ainsi /2

> ainsi /3

> ainsi /4


 
 
 

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