Le feuilleton de l’été...
Le feuilleton de l’été...
l echo des rescapes episode 1
Le berceau de mon enfance.
“Alors, voilà. Vu du ciel, le berceau de mon enfance, mon coin, mon pays quoi, c'était rien de plus qu'une solitude plate comme une limande et sèche comme une fouffe de vieille nonne, brûlée çà et là par les feux de broussaille, un grand vide, quoi ; un désert rouge et noir assommé de soleil ; une lande rase que pénétrait le sillon gris d'une seule et même sempiternelle route : celle qui faisait la navette entre Joliville et Villebelle. C'est dans ce trou à rat que Bouboule et moi, on a passé notre enfance. Sacré Bouboule, qui ne voulait jamais mourir…
Villebelle, donc, bourg pourri de trente mille âmes, au nom aussi ridicule qu'erroné. Ville moche ouais, normalement moche, avec son maire normalement corrompu, son terrain militaire normalement pelé, son hypermarché normalement surveillé, sa zone indus’ normalement laide, ses cités HLM normalement déglinguées, son centre ville normalement piétonnisé et, tout autour, ses pavillons exceptionnellement proprets. Sans oublier, plus loin, perchées sur le sommet d'humbles monticules, (que l'on appelait “ collines ”, parce qu'on ne soupçonnait pas que des collines pussent être autre chose que ces modestes protubérances qui nous bouchaient la vue), ses riches villas à palmiers protégées par une armée de vigiles normalement bourrés du matin au soir.
Beaucoup plus au fond, toujours sur le trajet des grands vents, le terrain s'effondre en une immense cuvette brune et verte, effrangée comme les pattes d'eph d'un vieux blue jean. Au milieu, une rivière noir corbeau, de celles qui puent la vase et moussent dans les coins, s'y tortille comme un asticot qu'on déterre. Après avoir abreuvé de son eau saumâtre une superficie considérable, elle finira par se perdre, loin, dans la mer. C'est dans cette bassine puante que se trouvait Joliville.
Joliville ! J'te demande un peu ! Un nom aussi con, ça ne s'invente pas !
Moche ville, ouais, avec son maire corrompu, son terrain militaire spongieux, sa zone indus’ graisseuse, ses cités HLM déglinguées. Moche ville, ch'te dis, squattée, comme sa sœur Ville moche, par le béton ; empuantie par les décharges ; défigurée par les lignes à haute tension ; massacrée par les “ quatre par trois ” qui promettent, main sur le cœur, la “ Maison de vos rêves ” ou rouge sur blanc le “ prochain Bricorama -> à 3 km ” ; avilie par les ronds-points ornementaillés de graviers couleur, de sculptures rouillées ou de massifs fleuris, et qui vous souhaitent une hypocrite “ bi nvenue à Joliv lle ”, quand c'est pas “ à bie tôt à Jo iville ” ; humiliée par les zones d'activité en tôle ondulée ; avilie par les centres commerciaux, les Kifaitou, les Intermastodont cernés par de gigantesques parkings où la nuit, on rodéote à donf'; vulgarisée par ses pavillons proprets livrés clés en main, en kit ou avec option du garage ou du living mezzanine ; abâtardi par ses terrains de manœuvre ; et coupé de ses quartiers riches, mis au vert, ceux-là, sur les hauteurs. Là où ça pue pas du bec et du regard...
Figure-toi qu’une vieille légende courait sur ce triste no man's land flanqué de ses deux agglomérations champignonesques sous lesquelles nos ancêtres faisaient jadis pousser le maïs et le haricot.
C'est l'histoire longue et obscure du gamin et du faucon…
Tout le monde ayant été décervelé depuis bien longtemps, note bien qu’elle ne subsiste plus guère que sous la forme d'une note de douze lignes en bas de page d'une thèse de doctorat intitulée Modèle culturel et habitat naturel des faiseurs de paniers, une somme assez volumineuse, bâclée en quatre mois, quelques dizaines de bouteilles de Ouiski et un infarctus, par un employé de bibliothèque pour le compte d'un jeune renard gris qui devint beaucoup plus tard le directeur du célèbre Journal d'Ethnologie Continentale avant de sombrer, comme tout le monde dans le trafic et la prévarication…
A l’époque de mon enfance, on trouvait également sa trace à l'état brut dans les propos confus d'un vieux loup qui tenait (et qui tient peut-être encore, s’il est jamais revenu de sa déportation) une station-service sur la route qui relie Villebelle à Joliville, une route qui était, en cette période d'avant-guerre, fréquentée assidûment par les bagnoles, gros cubes et gros culs depuis que la voie ferrée avait été interdite au trafic civil pour cause de “réduction drastique des déficits publics ” et “d'effort national pour le réarmement de l'Empire ”.
Que veux-tu : même aux limes les plus reculés du pays, lorsqu'il s'agissait de préparer la guerre et penser sérieusement à foutre la pâtée au voisin hypothétique, promptement identifié, quoique parfaitement invisible, à cet Ennemi dont on redécouvrait pour l'occasion qu'il était lâche et hostile, tout le monde se dressait sur ses ergots, comme un seul et même coq de basse-cour, tout le monde cambrait la taille, remontait ses manches et, dans la joie et l'allégresse, se tenait prêt à sacrifier la vie de ses semblables et la richesse de la Nation pour rabattre les prétentions de quiconque se mettrait en travers du chemin de la reconquête, ‘Crénondudjeuu !
Quoi qu’il en soit, si tu rencontres un jour le vieux loup de la station-service et s’il est encore capable d’aligner trois mots intelligibles, demande-lui de te conter l'histoire du gamin et du faucon. ça remplira tes cartes postales et ça lui fera sûrement plaisir. En évoluant au milieu de ses dindons, car il élevait aussi ces créatures, Howard, -c’est son nom-, se mettra à baragouiner sans fin et pendant ce temps, il te fera une révision gratuite du moteur.
Je parie même qu'il lavera ton pare-brise. S'il est en verve, il gonflera même les pneus. C'est toujours bon à prendre dans ce coin paumé entre Joliville et Villebelle. Il n'essaiera pas de prétexter je ne sais quel retard à l'allumage pour te faire changer la batterie. Il te fera payer l'essence sans trop tricher sur la quantité. C'est un sacré tuyau que je te donne !
Quand tu auras fini et que tu prendras la direction de Joliville, si ce n'est celle de Villebelle, il te fera au revoir de la main. Avec un petit pincement au cœur, tu verras ses fiers dindons et sa trogne ravagée disparaître dans le rétroviseur. Le moteur vrombira de plaisir et tu éprouveras le sentiment fugace que tu n'es décidément qu'un pion, une pièce rapportée, un petit point en mouvance sur cet âpre lambeau de terre dont il se dit qu'elle retient sous sa croûte l'âme des voyageurs effrayés par les vents d'est.
Cela se peut bien...
Il est plus probable cependant que le pompiste t'enverra chier parce qu'au fond, c'est une sacrée tête de lard, Howard. Ah, ah, ah. Et je suis bien placé pour te dire ! C'est même un véritable enfoiré, Howard. En plus, depuis que l’usage de la ligne ferroviaire a été limité, il n'a sûrement plus de temps à perdre dans des palabres sans fin avec des touristes, Howard. Et puis d'abord, il l'a inventée de toutes pièces, cette histoire. Lors d'un concours de descente de Ouiski avec l'employé de bibliothèque en question. Il est vrai que de mémoire d'autochtone, on n'a jamais vu de faucon voler au-dessus de ce pays pourri. D'ailleurs il faut être sérieusement déglingué pour penser que ce trou infâme puisse engendrer de quoi faire une histoire. Comme tous les trous du cul du monde, il n'a pas d'histoire. Et quand bien même y en aurait-il, une histoire, une petite histoire de rien du tout, qui aurait assez de temps à perdre pour la raconter, hein ?
Qui ? Moi ?
Allez, je m'y colle…
Mais ne te gènes, pas, va. Remets-moi une petite lampée de ton excellent breuvage. Là, là, top top. Et arrête de m’interrompre toutes les cinq minutes pour me demander le qui du quoi : ça me trouble. Et revenons à Bouboule, puisqu'il est convenu que c'est de lui dont je dois présentement t'entretenir...
Eh bien ! ce sacré lascar était le fils du pompiste, justement. Enfin, le fils, pas tout à fait quand même. Ce serait trop simple. Mais ça, je ne l'ai su qu'après… (à suivre)
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Ce texte est composé d’extraits d’animos(R), publié aux éditions du Rouergue (2000)
samedi 28 juin 2008
jean-françois paillard - 2001
L’écho
des
rescapés